Jeanne Allaire

En ce samedi matin de mars, Jeanne Allaire répond à nos questions depuis sa maison au Rwanda, un échange intimiste se crée. Pendant une heure, elle nous livre un récit de sa vie marquée par le génocide des Tutsis et partagée entre le Rwanda et la France. Elle nous expose également sa perception de la mémoire du génocide et nous présente l’association Ibuka – mémoire, justice et soutien aux rescapés, dont elle est la vice-présidente nationale.

Propos recueillis par Fantin MELLAN.
Interview publiée le 26/03/2023.

Pouvez-vous nous raconter votre parcours et ce qui vous amène à ce retour sur vos terres ?

Merci beaucoup, c’est une vaste et intéressante question. Je suis née au Rwanda, j’y ai vécu jusqu’en 2000, date à laquelle je suis partie pour la France, pour commencer l’université à Toulouse. A cette époque je n’étais pas encore totalement consciente des enjeux liés aux violations de mes droits, même si je savais que j’avais été victime du génocide, ce qui est quand même un évènement extrêmement violent. Je n’analysais pas l’effet que cela pouvait avoir sur ma vie.

C’est en 2001, en rencontrant notamment les membres d’une association qui s’appelle « Survie », que je me suis rendue pour la première fois à une commémoration en France. J’en avais déjà fait au Rwanda mais à cette commémoration, j’ai saisi l’importance que cela avait, pour une partie des français, de comprendre, de dénoncer et surtout de rendre hommage aux victimes. De là, est parti mon « médiatisme ». Rapidement, j’ai eu envie de communier avec des rwandais et des gens qui avaient plus d’expérience que moi, en âge ou en compréhension du génocide. Nous avons alors commencé à organiser des commémorations. Puis, l’association Ibuka s’est créée et je m’y suis rapidement associée et je ne l’ai jamais quitté, j’ai fait partie du premier conseil d’administration en 2002. Partout où j’ai vécu, j’ai continué à grandir à l’intérieur de cette association, à militer, à témoigner et à porter cette mémoire. En 2013, alors que je vivais à Lyon, je suis devenue la présidente du groupe Rhône-Alpes. Puis j’ai continué jusqu’à en être aujourd’hui vice-présidente nationale.

"J’ai saisi l’importance que cela avait, pour une partie des français, de comprendre, de dénoncer et surtout de rendre hommage aux victimes. De là, est parti mon « médiatisme »."

Jeanne Allaire

Après 23 années en France, j’ai décidé de revenir dans mon pays natal pour des raisons personnelles et familiales : je souhaitais retrouver ma mère, qui est âgée et avec qui je n’ai donc pas vécu pendant plus de 23 ans, et élever mon enfant en bas âge. Ces deux raisons combinées, j’ai estimé que c’était la bonne période pour revenir, sachant que la décision de revenir sur mes terres était un moyen de participer à la reconstruction, ou en tout cas de donner une petite partie de moi-même à ce pays, qui est quand même incroyable. 

"La décision de revenir sur mes terres était un moyen de participer à la reconstruction, ou en tout cas de donner une petite partie de moi-même à ce pays, qui est quand même incroyable. "

Jeanne Allaire

Avez-vous un souvenir de votre enfance au Rwanda et/ou du génocide qui vous a particulièrement marquée et que vous pourriez nous communiquer et nous raconter ?

Plusieurs choses m’ont marquée. Mais un des faits qui m’a profondément touchée, c’est la mort des enfants. D’abord, durant le génocide, il n’y avait aucune raison valable pour tuer tous les gens qui ont été tués, et encore plus dans ces conditions d’extermination d’une violence inouïe. Mais je dois avouer que le fait d’oser faire du mal à un enfant, c’est quelque chose de très délicat. Alors, quand on arrive à commettre l’irréparable, à oser s’attaquer à l’innocence, c’est quelque chose que je trouve encore plus troublant.

"Parfois, on croit que c’est un mythe, mais taper les petits enfants contre le mur, ça a eu lieu. Ils ont utilisé une intelligence exceptionnelle aux services du mal absolu, voilà."

Jeanne Allaire

Les conditions dans lesquelles les gens étaient tués, même quand c’était des enfants, c’était d’une violence qui dépasse l’entendement et que je ne peux même pas relater. Parfois, on croit que c’est un mythe, mais taper les petits enfants contre le mur, ça a eu lieu. Ils ont utilisé une intelligence exceptionnelle aux services du mal absolu, voilà.

Cette chose m’a aussi touchée parce que quand j’étais réfugiée dans un orphelinat, à l’âge de 15-16 ans, il y avait les enfants qui étaient récupérés, souvent très blessés, qui étaient soignés et qui, malgré tout, mourraient. Juste à la sortie du génocide, il y a aussi eu une épidémie due aux conditions dans lesquelles vivaient les jeunes enfants. Des enfants qui avaient survécu aux machettes sont morts malgré tout du génocide. 

En mai 2021, le président français Emmanuel Macron déclarait : « La France a un devoir : celui de regarder l'histoire en face et de reconnaître la part de souffrance qu'elle a infligée au peuple rwandais en faisant trop longtemps prévaloir le silence sur l'examen de la vérité ». Comment avez-vous reçu à titre personnel cette déclaration ? Et est-elle suffisante ?

C’était une déclaration importante, que nous attendions et que j’attendais. C’est une demande qui émanait des rescapés du génocide parce qu’Emmanuel Macron avait reçu le conseil d’administration d’Ibuka. Nous lui avions adressé également cette demande en 2019, lorsqu’il avait créé la commission sur le rôle de la France dans le génocide des Tutsis, dirigée par l’historien Vincent Duclert.

Nous lui avions demandé une parole d’Etat, de lui en tant que Président de la République parce que, en tant qu’individu, il ne pouvait pas annuler tout le négationnisme, très présent à l’époque. Nous lui avions dit que sa parole de Président pourrait au moins limiter les ambiguïtés portées par la classe politique. Il ne pouvait pas s’attaquer aux militaires mais au moins éclaircir cette ligne politique et reconnaitre le génocide. Reconnaitre le rôle officiel et les responsabilités de la France. Reconnaitre la légitimité des rescapés. En fin de compte, reconnaitre le génocide lui-même avec clarté.

"Nous avons eu donc l’impression qu’il y avait deux parties : une partie quasi parfaite de reconnaissance du génocide et des souffrances et une partie éludée, celle des responsabilités réelles de l’armée française."

Jeanne Allaire

A titre personnel, c’était une parole que j’ai accueillie très favorablement et qui a eu son effet, je pense. Cependant, il aurait pu aller plus loin en parlant de ce que l’armée française a fait pendant « l’opération Turquoise ». Nous avons eu donc l’impression qu’il y avait deux parties : une partie quasi parfaite de reconnaissance du génocide et des souffrances et une partie éludée, celle des responsabilités réelles de l’armée française.

Le génocide du Rwanda est désormais au programme de l'Education Nationale. Est-ce une victoire ? D'autant plus que votre association, Ibuka, y est souvent mentionnée ?

Une victoire je ne sais pas. En tout cas c’est l’aboutissement du travail fait par Ibuka, mais pas seulement par elle, parce que beaucoup de chercheurs y ont contribué. Ce combat est tellement immense qu’Ibuka ne pouvait pas le faire seule.

Le fait que le génocide des Tutsis soit au programme, c’est… [hésitation] un « bien nécessaire » ! C’est un « contre-feu » et un moyen pour Ibuka de participer au vivre ensemble, C’est aussi simple que ça. Ce vivre ensemble passe par cette transmission, par cet exemple d’avoir laissé faire ces massacres et d’être arrivé à l’échec de l’humanité.

C’est une nécessité d’informer la jeunesse sur la réalité du génocide pour lutter contre ce négationnisme. Plus on informe, plus on lutte contre la haine et plus on accepte la différence de l’autre puisque tous les humains ne peuvent pas être identiques. Cela permet de contrer l’idée de la haine et de prôner le vivre ensemble. Donc pour nous, je ne sais pas si c’est une victoire, mais c’était nécessaire et c’est une satisfaction qu’Ibuka ait pu y contribuer.

"Le fait que le génocide des Tutsis soit au programme, c’est… un « bien nécessaire » !"

Jeanne Allaire

D'ailleurs pouvez-vous présenter votre association à nos lecteurs ? Comment peuvent-ils participer à la préservation de la mémoire du génocide des Tutsis et d’une manière plus générale à celle de tous les génocides ?

Ibuka France fait partie de la grande famille des associations Ibuka, crée en Belgique à l’été 1994, avant d’arriver en Suisse, puis au Rwanda et en France en 2002. Cette association a pour mission la perpétuation de la mémoire, le soutien aux rescapés et la justice. Ce sont les trois piliers de nos associations. On peut donc dire que les objectifs principaux sont la conservation de la mémoire et la participation au refus de la haine. Parce qu’à travers la mémoire, nous entendons sensibiliser le grand public et spécifiquement la jeunesse.

Il y a aujourd’hui une dizaine de villes en France qui ont des lieux de mémoire et qui contribuent à se souvenir du génocide. On peut citer Paris, Toulouse, Bègles, une petite ville en Bourgogne… et bientôt Montpellier et Lyon. A Paris, il y a déjà trois lieux de mémoire et la construction, si tout se déroule comme prévu, d’un monument national de l’Etat.

Ce sont des exemples de choses que nous faisons. Nous faisons aussi beaucoup de sensibilisation dans en milieu scolaire, en partenariat avec la Ligue de l’enseignement.

Il y a aussi un volet de nos actions que l’on ne doit pas oublier : demander justice et faire juger les responsables du génocide. C’est un acte de réparation mais aussi une mise en garde.

"Demander justice et faire juger les responsables du génocide. C’est un acte de réparation mais aussi une mise en garde."

Jeanne Allaire

Il faut rappeler que le génocide est un acte rarissime, imprescriptible et qui est soumis à la compétence universelle, ce qui permet par exemple à la France de juger les génocidaires qui sont sur son sol alors même que les actes n’ont pas été commis sur son territoire. Il y a eu aussi la création du Tribunal pénal international pour la Rwanda (TPIR) qui était à Arusha, en Tanzanie. Donc, la justice contribue à refuser l’impunité et à mettre en garde.
La transmission et la justice sont indispensables.

Lorsque l’on sait que les peuples irlandais et palestiniens sont intimement liés, voyez-vous un destin commun aux peuples victimes ? Voyez-vous un élan de solidarité du peuple rwandais envers les peuples palestiniens ou autres peuples victimes de massacres et de tuerie ?

Je ne peux pas parler au nom du peuple rwandais parce que je n’en ai aucune légitimité. Mais je sais qu’à titre personnel, en tant que personne qui a été victime d’injustice et de violences, je suis solidaire avec n’importe quel peuple qui souffre. Je suis sensible à chaque fois que les droits humains et le droit international ne sont pas respectés. Je me sens donc totalement solidaire avec le peuple palestinien tout en étant solidaire avec les familles qui ont été endeuillées par le Hamas et c’est ça qui est complexe dans ce conflit et dans beaucoup d’autres conflits, surtout quand on ne comprend pas tout.

J’ai une idée qui semble assez basique, mais que j’aime bien reprendre : l’idée de pleurer les victimes quelles que soient leurs origines. Je fais donc de cette idée assez belle un principe.

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